La carte blanche : Anne Imhof

La plasticienne allemande investit l’ensemble du Palais de Tokyo en faisant fusionner l’espace et les corps, la musique et la peinture, autour de ses oeuvres et de celles d’une trentaine d’artistes invités.


 Anne Imhof, nouvelle star de l’art contemporain, prend possession de l’intégralité du Palais de Tokyo pour la traditionnelle Carte Blanche. La lauréate du Lion d’or à la Biennale de Venise en 2017 insuffle ici un esprit de liberté et de jouissance mêlé à une extrême tension. Une intense bande sonore, quasi anxiogène, créée avec sa proche collaboratrice Eliza Douglas, nous plonge dans un univers entre douceur et âpreté. Anne Imhof et les commissaires Emma Lavigne – directrice du Palais de Tokyo – et Vittoria Matarrese invitent de nombreux artistes à investir les espaces brutalistes du musée. Parmi eux, Cyprien Gaillard, Wolfgang Tillmans ou encore Rosemarie Trockel. Connue pour la radicalité de son oeuvre, la pratique artistique d’Anne Imhof est aussi multiple que son public est bigarré et nous y découvrons l’étendue de sa pluridisciplinarité où performances, architecture, musicalité, peintures et sculptures s’entremêlent. L’artiste séduit à la fois les prestigieuses institutions culturelles européennes, le milieu underground berlinois ou le monde de la mode de plus en plus enclin à la subversion. Riccardo Tisci, directeur de la création chez Burberry – mécène de l’exposition – l’invita à collaborer à «In Bloom», défilé-performance digital de la collection printemps/été 2021. «J’ai toujours aimé les artistes féminines fortes et c’est ce qui m’a initialement attiré vers Anne et son travail. Elle a cette vision très puissante et distinctive», nous dit-il évoquant son partenariat créatif avec l’artiste allemande. Entretien.


 Tout d’abord, pourquoi le titre «Natures mortes»? Ensuite, l’événement a été reporté à cause de la pandémie, y a-t-il eu une évolution durant cette interruption ?

J’ai généralement intitulé mes expositions toujours très tard dans le processus. Cette fois, je l’ai nommée avant la pandémie, avant tous les événements qui se sont produits lors du premier confinement, comme le mouvement Black Lives Matter, tout ce qui a suivi le meurtre de George Floyd, les gens dans les rues aux États-Unis et en Europe. Tant de choses se sont passées en parallèle du travail sur l’exposition. Pour le titre, la mort et la nature dans une seule expression, c’est incroyablement beau. Miraculeusement, il est devenu encore plus approprié au fur et à mesure de mon travail. Si nous n’avions pas si peur de la mort de l’art, la vie ne serait pas si attrayante dans cette façon dévorante de consommer. Je pense que la photographie ou le film, en tant que médium à reproduire, font leur beauté parce que vous pouvez les conserver. Vous pouvez, d’une certaine façon, vous rendre éternel autant que vous le souhaitez. C’était aussi un titre suffisamment ouvert pour inclure les oeuvres d’autres artistes et je voulais que l’exposition repousse les limites entre les différents genres. 

Votre pratique artistique est multiple. Peinture, sculpture, architecture, et la musique qui donne une théâtralité à votre travail. Seriez-vous intéressée à explorer d’autres domaines dans un avenir proche ?

J’ai fait de la musique dans ma jeunesse et c’était un moyen pour moi d’échapper à cette pression du domaine des arts. La musique fait partie de ma pratique. Je pense que la série de performances qui se produira en octobre au Palais de Tokyo montrera que beaucoup de domaines différents se rejoignent et surtout la musique, qui joue un rôle important. 


 Vous avez également collaboré avec Riccardo Tisci pour son défilé Burberry de l’été 2021, «In Bloom». Comment la mode se connecte-t-elle à votre travail ?

La collaboration avec Riccardo a commencé en 2020. C’était la première fois que je faisais quelque chose comme ça. C’était vraiment inspirant de travailler avec lui. Il est incroyablement ouvert d’esprit, très intelligent, généreux et inclusif. Cela vient d’une profonde humanité qui se retranscrit dans son travail. Cette collaboration a été une expérience importante pour moi, car il fallait penser en des termes différents, me plonger dans un autre monde, même si l’art et la mode s’influencent. 

Quelles sont les différences entre l’art et la mode dans le processus créatif ?

Il y a un cycle très rapide dans la mode qui a beaucoup à voir avec le «maintenant». J’ai l’impression que dans l’art, les fantômes du passé sont une composante forte et le futur est imaginé tout au long. Dans l’art, il y a aussi une liberté qui tient au fait qu’il est moins destiné à être commercialisé, il est moins accessible. Il y a dans ces deux domaines une liberté. C’est beau de voir comment on peut être transgressif d’une manière différente en tant qu’artiste et ma collaboration avec Riccardo et Burberry a été très intense en termes d’émotions. Je pense que dans l’art comme dans la mode, cet esprit de collaboration où se rencontrent de nombreux esprits créatifs est très fort. L’idée de paternité créative et la notion d’auteur sont très surfaites.

Dans l’art contemporain, beaucoup pensent qu’il faut s’en tenir à l’art, que la mode ou d’autres domaines ne sont pas aussi nobles. La pandémie a accéléré une vague de changements. 


 Par exemple, l’avènement des NFT (Non-Fungible Tokens, titres de propriété virtuelle d’oeuvres) où les collaborations sont vues comme moins commerciales. Les galeries essaient de trouver d’autres moyens de faire des affaires. Que pensez-vous de tout cela ?

C’est un sujet intéressant. Je suis d’accord. C’est ainsi que cela s’est passé, mais heureusement en tant qu’artiste, je veux essayer d’être aussi libre que possible et faire ce que je pense être juste. Je prends les décisions à partir d’une situation. Je travaille avec beaucoup de gens qui sont impliqués dans le processus de création et je pense notamment que cela a à voir avec l’argent et la marchandisation. Mais je dois aussi être très prudente car cela doit avoir un sens artistiquement. La collaboration avec Burberry a également permis à ce groupe de personnes de travailler. Et pour moi aussi, l’année dernière a été un moment qui a tout bouleversé, le marché a bougé, tout a été remis en question. L’industrie de la mode génère beaucoup d’argent, mais je ne la vois pas comme un problème car c’est aussi du travail créatif. Les artistes pensent par eux-mêmes, non seulement dans la mode, mais aussi sur le marché de l’art. Il faut faire attention à protéger votre nom mais il est important d’être le plus possible ouvert à tout. Vous ne pouvez pas séparer les différents domaines de la créativité et dire qu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres. Selon moi, la culture en général crée ce genre de tourbillon et nous nous inspirons les uns des autres. Je pense simplement que nous devons voir cela à travers des moments de rupture comme nous l’avons connu l’année dernière. Je suis tout à fait pour changer cette notion de séparation, autant que je peux. (MD)

«Carte blanche à Anne Imhof, natures mortes», Palais de Tokyo, 75016 Paris. 

Jusqu’au 24 octobre. 

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